Mener la transformation sans lever le petit doigt
Partons d’un scénario pas si théorique. Dans l’économie post-NIS 2, il y a ceux qui mettent en œuvre la conformité : ceux qui se forment, qui documentent, qui adaptent leurs processus. Et puis, il y a ceux qui déclenchent ces mises en mouvement — parfois sans l’avoir explicitement voulu.
Ce sont ceux qui, par leur poids économique, leur rôle contractuel ou leur position d’interconnexion, font de la conformité une obligation de fait.
On les appelle parfois les prescripteurs systémiques. Ils ne rédigent pas les normes, mais ils savent comment les faire exister dans les chaînes de valeur. Et avec NIS 2, leur influence silencieuse devient un vecteur structurant de transformation.
Qui sont ils ?
1. Les grands groupes “intégrateurs”
Ce sont les plus visibles. Ils ont :
Une forte capacité d’achat,
Un réseau complexe de sous-traitants,
Des politiques de sécurité intégrées.
Leur force : ils peuvent contractualiser les exigences de NIS 2 à grande échelle, rapidement.
2. Les organismes publics ou semi-publics (collectivités, agences, hôpitaux)
Ils passent des marchés régis par des clauses de cybersécurité strictes.
Leur force : la diffusion administrative. Même un petit acheteur peut déclencher un alignement général par la règle.
3. Les opérateurs d’infrastructure ou de services critiques
Même sans être "grands", ils sont stratégiques (ex. : opérateurs cloud, datacenters, régies d’énergie, fournisseurs DNS…).
Leur force : toute interruption de leur service affecte des EE/EI. Ils imposent des clauses sécurité à leurs prestataires.
4. Les plateformes numériques dominantes dans leur vertical
Exemple : une place de marché, un outil SaaS central, un fournisseur de solution RH ou ERP.
Leur force : ils concentrent les flux, les données, les dépendances.
Ils peuvent dicter les conditions d’intégration et de sécurité.
5. Les groupements professionnels ou acheteurs mutualisés
Ils éditent des modèles de contrats, des référentiels partagés, des trames de conformité.
Leur force : la standardisation. Ils diffusent les bonnes pratiques en masse.
Un pouvoir structurant
Dans l’économie dessinée par NIS 2, ces acteurs sont ceux qui tiennent le crayon qui réécrit les contrats. De fait, c’est eux qui concrétisent la directive.
Dans les appels d’offres, les revues fournisseurs, les questionnaires de sécurité,
le ton a changé :
“Veuillez fournir la liste de vos certifications cybersécurité”
“Merci de préciser vos procédures de réponse à incident”
“Êtes-vous couvert par NIS 2 ?”
“Avez-vous documenté vos dépendances critiques ?”
La directive est retraduite sous forme d’exigence commerciale. Et chaque réponse floue et mal documentée devient une faiblesse .
Le mécanisme de la conformité descendante
On pourrait croire que la conformité est verticale : l’État, les régulateurs, les textes.
Mais elle se déploiera surtout par inertie contractuelle :
Les grands groupes et les administrations intègrent NIS 2 à leurs politiques d’achat,
Les directions achats exigent la conformité en amont des projets,
Les prestataires intermédiaires doivent structurer leur sécurité pour rester dans la chaîne,
Les sous-traitants héritent des obligations, certains sans en maîtriser le cadre,
Et la conformité devient une condition d’existence économique.
Une géographie des obligations non déclarées
Dans cette logique, ce ne sont pas les régulateurs qui définissent les obligations les plus contraignantes.
Ce sont les grands groupes — à travers leurs exigences fournisseurs.
Ils peuvent exiger, sans décret :
Des garanties de traçabilité,
Des audits externes,
Des preuves de résilience,
Des clauses de notification incident,
Une cartographie des dépendances documentée.
Et souvent, ils ne se contentent pas de poser la question.
Ils fournissent le modèle de réponse, la trame, le niveau de détail attendu.
Les prestataires qui “tiennent la ligne” montent en gamme
Face à cela, une distinction apparaît très clairement :
Ceux qui s’alignent, qui anticipent, qui documentent — deviennent des partenaires-clés, souvent retenus pour leur “maturité”.
Ceux qui improvisent, qui répondent au cas par cas — deviennent des maillons faibles dans la chaîne de confiance.
Autrement dit : la conformité devient un critère de compétitivité.
NIS 2 ne les nomme pas… mais leur donne la main
Les grands groupes ne sont pas les héros de la directive.
Mais ils en sont les éditeurs de terrain.
Ils peuvent :
Accélérer la diffusion des standards,
Éliminer les fournisseurs à risque,
Étendre leur exigence à l’ensemble d’un secteur,
Imposer leur propre rythme de conformité.
Et ce, sans jamais avoir à se positionner comme régulateur.
Conclusion — Le pouvoir de réécrire
L’idée que ces acteurs n’auraient pas à lever le petit doigt est, bien entendu, fausse. Eux aussi devront répondre aux exigences de NIS 2 : aligner leurs processus, renforcer leurs systèmes, structurer leur gouvernance. Mais beaucoup le font déjà pour d’autres cadres normatifs, ce qui leur procure un avantage.
Surtout, comparés aux acteurs de plus petite taille, ils seront positionnés au centre des flux, des contrats, des dépendances. Et tous les autres graviteront autour de leurs exigences.
Ce sont eux qui accéléreront réellement la mise en œuvre de NIS 2. Leur pouvoir ne tiendra pas seulement à leur autorité ou à leur taille, mais à leur capacité à créer des interdépendances incontournables.
Nombre d’acteurs préfèreront s’aligner sur eux, par souci d’efficience, de lisibilité, de crédibilité. Ils deviendront ainsi des pôles de convergence parce qu’ils offrent un cadre auquel d’autres peuvent se raccrocher.